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Arts & Récits Autochtones - STEH-WAH

STEH-WAH

2006 - Lauréat de récits

Annie lui rendit son sourire, se balançant d’un côté et de l’autre pour calmer Erwin. Dans un an, il marcherait et son premier réflexe serait de courir derrière lui et de le serrer contre elle. On lui prendrait Gloria dès ses huit ans. Margaret et Erwin lui seraient enlevés plus jeunes encore. À cause des pensionnats, aucun de ses enfants ne la connaîtrait jamais vraiment.

Lisez l’histoire de Kerissa M. Dickie

Kerissa M. Dickie

Victoria, BC
Fort Nelson First Nation
Âge 26

Une note d'auteur

LA STEH-WAH (qui signifie « la fille » en slave-déné, ma langue autochtone) est une nouvelle qui me tient à coeur et qui se déroule près de chez moi. J'ai voulu écrire une histoire qui salue la force de nos mères et de nos grands-mères tout en évoquant le tort que le bouleversement culturel et le régime des pensionnats a causé à nos familles en sapant ses fondements mêmes.

Je suis née et j'ai été élevée sur la réserve indienne de Fort Nelson, au nord-est de la Colombie-Britannique, et dans notre région du Canada, je fais partie de la première génération qui N'A PAS fréquenté les pensionnats. Mes tantes et mes oncles ont tous été forcés de vivre loin de mes grands-parents et cet éloignement leur a brisé le coeur à tous. Ce déchirement de la cellule familiale ne pourra jamais guérir complètement, et je peux en voir les conséquences encore aujourd'hui. Lorsque la Fondation autochtone de guérison a mis en place un mouvement de guérison à l'intention de la communauté, j'ai saisi l'occasion d'y participer et je me suis intéressée aux histoires des membres de la communauté dont les souvenirs étaient toujours douloureux. Sous les conseils des survivants des pensionnats, nous avons publié un livre intitulé « Surviving Spirit » et j'ai agi en tant que réviseure. Cette expérience a changé ma vie et ma manière de voir le monde. La force et le courage dont j'ai été témoin à travers ces histoires m'ont poussé à prendre moi-même la plume.

Ma nouvelle, « LA STEH-WAH », a vu le jour lorsque j'ai pris connaissance du point de vue de nos grands-mères. Nomades à la naissance, elles ont été forcées de quitter leur mode de vie pour s'établir sur une réserve sous peine de se voir enlever leurs enfants. Elles ont ensuite souffert du fait que leurs enfants leur ont de toute façon été enlevés. Ce que je vous envoie, c'est un extrait d'une histoire sur laquelle je travaille actuellement.

J'ai 25 ans et je suis étudiante en rédaction à l'Université de Victoria. J'obtiendrai mon baccalauréat en beaux-arts au printemps de 2008.

Présentation de l’auteure.

Kerissa Marie Dickie est née et a été élevée sur la petite réserve de la Première nation de Fort Nelson, au nord-est de la Colombie-Britannique. Après ses études secondaires, elle a passé un an en Argentine dans le cadre d’un programme d’échange d’étudiants du Rotary International. Elle en est revenue avec une nouvelle vision du monde et de son identité autochtone. Elle a travaillé quelques années pour la Première nation à laquelle elle appartient et a occupé des postes qui lui ont permis d’acquérir une expérience diversifiée. Elle a notamment travaillé avec des survivants des pensionnats de sa communauté et a contribué à la publication d’un livre qui raconte leur histoire. Kerissa étudie maintenant en rédaction à l’Université de Victoria, et elle espère que l’écriture occupera une part importante de sa vie future. Sa mère, Kathi, et sa grand-mère, Adeline, sont pour elle ses plus grandes sources de force et d’inspiration.

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STEH-WAH

Annie mis un brin de campanule derrière l’oreille de Margaret et essuya une marque de boue sur sa petite joue. « Etánana… tu ressembles à ta grande soeur Gloria. »

Margaret lui rendit son sourire, ses grosses joues donnant à ses yeux la forme de croissants de lune. Le soleil d’été recouvrait ses nattes et faisait briller les grains de sable parsemant la raie de ses cheveux.

Pendant qu’elle admirait sa fille, un rideau d’obscurité tomba sur la rive. Annie leva les yeux au ciel et soupira – un amoncellement de nuages gris avait commencé à chasser le soleil. Elle plaça le seau d’eau de la rivière sur sa hanche et escalada la rive en s’arrêtant à tout moment pour poser la main sur le sol et reprendre son équilibre. Margaret suivit ses traces, en marchant à moitié sur les genoux et en grognant comme un ours. Erwin, âgé de quelques mois seulement, avait été brusquement réveillé par cette ascension maladroite. Il était étroitement attaché au dos de sa mère avec une couverture qui comprimait la poitrine d’Annie en une masse plate et douloureuse de sueur et de lait.

Leur campement se trouvait sur un plateau lisse surplombant la rivière Liard, qui serpentait à travers des marais et d’infinies forêts de pins et de peupliers. Une tente faite de troncs d’arbres dénudés recouverts d’une vieille toile s’enfonçait à la limite des arbres; une boîte de nourriture était placée bien au-dessus du sol, de l’autre côté de la clairière; entre les deux se trouvait un foyer creusé profondément dans le sol, une bouilloire et une poêle noircies reposaient sur les cendres froides.

Annie chassa la terre et les petites pierres toujours collées aux jambes de Margaret. « Aide Mó à trouver du petit bois pour le feu. Quand Gloria aura terminé sa tournée des pièges, elle aura peut-être du Gá que nous pourrons faire cuire! »

Ils revinrent dans les broussailles, Annie faisait bouger ses épaules et ses hanches pour calmer le bébé sur son dos. Les bras d’Erwin étaient attachés suffisamment serrés à son corps pour qu’il ne puisse pas les agiter et lui égratigner la figure, ce qu’il aurait probablement fait sinon. Ses gémissements et ses grognements se calmèrent lorsqu’ils se retrouvèrent dans le feuillage de la forêt, Annie et Margaret faisant craquer et frémir le sol moussu sous leurs pieds.

« Mó! Grosse branche! » Margaret indiquait une longue branche, en haut d’un pin, avec des brindilles ressemblant à des doigts évasés, brisés. »

« Elé, Babeha…. celle-là n’est pas morte. Les branches vivantes contiennent de l’eau et elles ne brûlent pas bien. Les branches mortes sont mieux pour faire du feu. » Elle se pencha et mis une brindille pourrie dans les mains de Margaret. « Cherche du bois comme ceci. »

« Eh Mó! » Margaret partit à la recherche de bois à la manière d’un petit animal rôdeur, criant d’excitation chaque fois qu’elle ramassait une brindille.

Annie lui rendit son sourire, se balançant d’un côté et de l’autre pour calmer Erwin. Dans un an, il marcherait et son premier réflexe serait de courir derrière lui et de le serrer contre elle. On lui prendrait Gloria dès ses huit ans. Margaret et Erwin lui seraient enlevés plus jeunes encore. À cause des pensionnats, aucun de ses enfants ne la connaîtrait jamais vraiment.

* * * * * *

Henry McLeod était un ami de son père. Il venait à la maison boire du thé avec ses parents. Elle avait onze ans quand elle l’a rencontré pour la première fois. Elle venait de faire du pain bannock. Il s’en est coupé une large tranche, l’a recouverte d’une épaisse couche de saindoux et l’a avalée en trois bouchées. Du saindoux lui coulait sur le menton; il lui a souri et elle a frissonné intérieurement. Il était très beau et avait un bon emploi – il travaillait pour la Compagnie de la Baie d’Hudson – mais quelque chose dans la manière dont il la regardait lui donna l’impression que le pain qu’elle venait d’avaler allait lui remonter à la gorge. Il était plus jeune que son père, mais déjà veuf et père d’une petite fille.

Quelques mois plus tard, les parents d’Annie étaient allés parcourir le territoire de piégeage et elle était bien contente d’être suffisamment vieille pour pouvoir demeurer chez elle à s’occuper de ses frères. Ceux-ci étaient partis jouer dans la forêt et elle venait de remplir un petit bol en fer-blanc de framboises qu’elle avait cueillies dans les buissons à la lisière de la forêt. Tenant les framboises dans une main, elle plongea une tasse dans le tonneau près de la porte et versa l’eau sur les fruits et sur les pissenlits séchés qui se trouvaient dessous. Des bestioles vert feuille rampèrent de son pouce à son poignet. Un de ses petits frères lâcha un cri étranglé quelque part dans la forêt, de petits ricanements étouffés y répondirent et on entendit le bruit de corps s’écraser dans les broussailles.

Henry apparut sur le côté de la maison et lui sourit. « Nedago Nezu, Annie? » Il était vêtu d’une chemise boutonnée foncée et de pantalons en tweed; ses cheveux étaient gominés et il portait un paquet sur son épaule. Sa peau avait la couleur du denetu, racine brun rougeâtre vif, et ses dents étaient propres et droites. Ses yeux se plissaient et ses cils foncés touchaient presque ses joues lorsqu’il souriait.

« Tes parents sont-ils à la maison? » Il était sur le seuil de la porte, un pied à l’intérieur et regardait Annie jouer avec une couture de sa jupe; elle essayait de réfléchir rapidement.

Elle sentit ses genoux commencer à trembler. « Non… Ils parcourent le territoire de piégeage. » Elle retira une petite tige du bol de framboises et l’envoya d’une chiquenaude sur le sol.

Henry entra dans la cuisine et se tint debout à côté d’elle. « C’est dommage. » Il la regarda dans les yeux, pris une framboise du bol, la plaça entre ses lèvres et se servit de sa langue pour l’introduire dans sa bouche.

Annie sentit une étrange angoisse lui étreindre la tête, lui raidir le dos, s’enfoncer dans sa gorge et lui donner envie de hurler. Puis, il fut sur elle, sur le plancher sale, l’odeur et le goût de la résine d’épinette dans sa bouche, et la poussière dans ses cils. Après, il lui embrassa les cheveux, rabattit sa jupe sur ses genoux et la laissa là, en tas sur le sol

La nuit tomba et ses frères s’endormirent dès qu’ils se couchèrent sur les branches d’épinette; elle demeura étendue, silencieuse, serrant une vieille poupée de chiffon contre son cou. Elle pleura en silence dans les cheveux ondoyants couleur de feu qu’elle avait dû avoir un jour.

* * * * * *

Annie s’assoit sur le sol, dans son placard, les jambes repliées. Elle sort des photos des boîtes, par poignées, fouille à travers les clichés et les laisse tomber en petits tas sur le sol. Elle a les yeux tout rougis, des larmes sillonnent ses joues et coulent de son nez. Ce sont toutes des photos de sa vie avec Henry : soixante ans, onze enfants, des chambres séparées.

Elle s’agrippe au cadre de porte et se lève en respirant brusquement. Elle se retourne pour regarder les piles de photos à ses pieds. Elle les repousse du bout de sa pantoufle et balance celles qui se trouvent le plus près tout au fond du placard.

Elle se revoit, à douze ans, au bord de la rivière, souriant pour la photo que prend un agent des affaires indiennes. C’était avant que les agents ne viennent chercher les enfants. Elle venait de descendre du bateau de son père et ses pieds étaient nus. Le sable était froid et un homme blanc, au sourire aimable, lui avait donné un sucre d’orge. Elle a sucé le sucre d’orge jusqu’à ce qu’il ait complètement fondu. Regarder cette photo lui rappelait chaque fois le goût de beurre du bonbon dans sa bouche, l’eau de la rivière qui filait rapidement sous le bateau et les traces que laissaient ses doigts à la surface. Elle n’était qu’une steh-wah, une petite fille.

Maintenant, Henry était mort, et la photo demeurait introuvable. Si seulement elle pouvait la trouver, la tenir dans ses mains… elle pourrait se souvenir.

Le lit craque lorsqu’elle se couche; elle tire la douillette jusqu’à son nez et fixe le plafond. Depuis qu’Henry les a quittés, il y a de cela un jour, son sommeil est peuplé de cauchemars : hiboux pris dans des pièges à lapin, rivières à sec… traces d’ours autour de sa tente.

Annie peut entendre les voix étouffées de ses enfants qui passent sous sa porte et parlent d’Henry. Leader communautaire, homme d’affaires… et quand on pense qu’il est parti de rien! Quand quelqu’un a appris qu’il était devenu orphelin étant bébé et qu’en plus, il avait été élevé dans un pensionnat, ce fut l’ébahissement.

* * * * * *

C’est un prêtre de passage qui les avait mariés, elle et Henry, peu après ses treize ans. Henry avait 25 ans et sa petite fille, Gloria, était orpheline de mère depuis un an. La première femme d’Henry, Marie, était morte de tuberculose l’hiver précédent. Annie était beaucoup plus jeune que son mari, mais elle serait une bonne mère et pouvait déjà gratter et fumer les peaux d’orignal par elle-même. Ils seraient bien assortis et ses parents avaient donné leur accord.

La première fois qu’Henry l’a amenée à son campement, en aval de la rivière, elle s’est sauvée – elle ne portait que ses mocassins et une robe usée jusqu’à la corde. En arrivant chez ses parents le matin suivant, il l’a trouvée hurlant dans les jupes de sa mère. Son père, Joseph, l’a frappée avec une cravache de saule et l’a forcée à remonter dans le bateau d’Henry.

Henry a commencé à déplacer son campement toujours un peu plus en aval, mais Annie continuait de se sauver chaque fois qu’il la quittait des yeux. Puis, les nuits se sont refroidies, Annie était enceinte et son ventre était devenu trop gros, elle a fini par capituler et il a pu la laisser marcher le long de la rivière par elle-même sans qu’elle se sauve.

Annie est devenue amie avec Gloria, la petite fille d’Henry, qu’elle nourrissait et dont elle prenait soin. Elles allaient s’asseoir dans le doux limon recouvrant le lit de la rivière et fabriquaient des poupées avec de vieux bouts de tissus – Annie enseignait à la jeune fille comment enfiler une aiguille. Elles allaient mettre des pièges à lapin avant la tombée de la nuit et attendaient impatiemment le matin.

Ce printemps-là, après avoir été menacés par un agent des affaires indiennes qu’on leur prendrait leurs enfants s’ils ne s’installaient pas plus près d’une ville située à trois jours de bateau vers le sud, ils abandonnèrent leur campement et commencèrent leur périple. Ils avaient trois enfants, dont Gloria – qui prétendait que le bébé, Erwin, était le sien. À chaque coup d’aviron, Annie sentait son coeur s’éloigner un peu plus de sa mère, mais ce n’était pas en pleurant qu’elle allait faire changer le sens du courant.

* * * * * *

Cet après-midi là, l’église catholique était pleine. Un prêtre au fort accent canadien-français s’adressait aux fidèles de la tribune. Il lisait un passage de la Bible, une Bible toute neuve et lustrée. Après le service, Erwin se leva pour se diriger vers l’avant. Il se tint à quelques pieds seulement du cercueil fermé. On aurait dit un gâteau géant, le couvercle était recouvert d’une couche de fleurs jaunes et blanches parfumées.

Erwin étendit le bras vers un tableau d’affichage couvert de vieilles photos et posé en équilibre sur le cercueil. « Mon père a eu une vie longue et riche, et je sais qu’il nous a quittés sans regret. C’était un homme bon, qui aimait sa famille et qui a toujours vu à ce que nous ne manquions de rien… » Tout en parlant, il montrait les photos d’Henry et des membres de sa famille.

La photo d’Annie, debout au bord du bateau à roue, se trouvait tout en bas du tableau. Les mots d’Erwin commencèrent à s’amplifier et à résonner dans sa tête, elle agrippa soudainement le banc avec ses ongles. Une émotion forte, qu’elle ne reconnaissait pas, commença à parcourir tout son corps, en contractant ses muscles. Elle poussa un petit cri aigu, se tortilla sur son siège et se leva. Une foule de costumes, de bolos et de figures attristées la regardèrent avec surprise. Elle lissa le haut de sa robe, enjamba des pieds et fit son chemin jusqu’à l’allée centrale, trébuchant presque sur le sac à main de sa fille.

« Maman, est-ce que ça va? C’était Carole… Erwin… ses voisins d’à côté… le propriétaire de l’épicerie. C’était tout le monde qui la regardait, qui attendait.

Elle se rendit à grands pas à l’avant de l’église, attrapa le tableau et y arracha sa photo. Elle se retourna, se dirigea vivement vers la sortie, en courant pratiquement, passa les portes et s’effondra sur les genoux sur le trottoir, les nerfs en boule.

Elle fut soudainement prise d’un fou rire terrible qu’elle trouva à la fois choquant et libérateur. La photo d’elle, petite, bien serrée contre sa poitrine, elle continua de rire jusqu’à ce que ses abdominaux lui fassent mal, jusqu’à ce que ses larmes se mettent à couler, jusqu’à ce qu’elle ait épuisé toute son énergie et se retrouve étourdie. Le ciel clair au-dessus d’elle, c’était l’extase… le ravissement.

C’est ainsi qu’Anabel et Erwin trouvèrent leur mère et qu’ils réalisèrent combien leur peine devait être dérisoire en comparaison de la sienne.

COMMANDITAIRES & COMMANDITAIRES MÉDIA