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Arts & Récits Autochtones - Les liens maternels

Les liens maternels

2006 - Lauréat de récits

J’ai donc décidé de porter la robe quand même, sous leur toge. Et juste avant que mon nom ne soit appelé, j’avais prévu enlever mes souliers pour mettre les mocassins de ma grand-mère Annie, que j’avais gardés sous mon bras, sous la toge. Ma grand-mère Annie était là, ainsi que ma mère et mon père, et je leur avais dit de regarder mes pieds au moment où j’irais chercher mon diplôme, ils sauraient ainsi que sous la toge, je portais la robe.

Lisez l’histoire de Sable Sweetgrass

Sable Sweetgrass

Calgary, AB
Kainai Nation
Âge 29

Une note d'auteur

La perte de la culture matérielle des Autochtones a contribué à l’état de détresse dans lequel se retrouvent de nombreuses familles. C’est une époque où les anthropologues, les archéologues et beaucoup d’institutions occidentales se sont mis à vouloir « préserver » les cultures qu’ils percevaient comme étant en voie de disparition. Leurs méthodes de préservation étaient d’acquérir, de cataloguer, d’archiver et d’entreposer les objets sacrés et personnels qui contribuaient à maintenir l’identité autochtone. Les établissements d’enseignement, dont les pensionnats, ont été les premiers à chercher à étouffer et à réprimer toutes les caractéristiques culturelles des enfants autochtones, notamment en leur interdisant de parler leur langue, en leur coupant les cheveux et en leur enlevant leurs vêtements ou objets propres à leurs clans et à leur culture.
Avec ma nouvelle, j’espère avoir réussi à exprimer la perte ressentie par cinq générations de femmes d’une même famille. Outre la perte, j’ai aussi voulu exprimer l’espoir dans un avenir meilleur. La narratrice, Mary Stands Alone, se remémore un moment pas si lointain de sa vie où elle et sa famille se sont senties fières. Elle a fait ses études près de cent ans après son arrière-grand-mère Sikotan, et s’est retrouvée dans un établissement d’enseignement où l’on a tenté de l’empêcher de manifester son identité culturelle. Elle n’a bien évidemment jamais été victime d’oppression comme l’a été son arrière-grand-mère, oppression qui a été jusqu’à modifier son système de croyances. Lorsque Mary enlève sa toge de diplômée pour montrer la robe à dents de wapiti familiale et l’amulette au cordon de bébé de Sikotan qu’elle porte, ce n’est pas seulement un geste de défi à l’endroit de l’institution qu’elle pose, c’est sa manière à elle de témoigner de sa reconnaissance aux générations de femmes de sa famille.

Présentation de l’auteure

Oki, je m’appelle Sable Sweetgrass et je suis mère d’un petit garçon de trois ans, Zachary, que j’élève seule. Je suis de la nation des Kainai et j’habite Calgary.
J’ai écrit ma première nouvelle au cours d’une retenue, en sixième année, et jamais je n’ai cessé d’écrire depuis.
Je veux remercier ma mère, Molly Wells, et ma grand-mère, Sikotan (Mary Sweetgrass), pour tout, absolument tout.
Je termine actuellement un baccalauréat en anglais à l’Université de Calgary, et je suis des cours en cinématographie et en études indigènes internationales.
J’ai réalisé mon premier court métrage numérique l’an dernier. Il s’intitule « Nitsitapiima » (famille). Je suis en outre présidente de la Calgary Aboriginal Arts Awareness Society.

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Les liens maternels

Lorsque j’ai obtenu mon diplôme de la Faculté de droit de l’Université de Calgary – c’était en 2011 – je portais la robe à dents de wapiti familiale sous la toge pourpre. J’avais demandé au comité organisateur si je pouvais ne porter que la robe, mais ma requête avait été refusée.

J’ai donc décidé de porter la robe quand même, sous leur toge. Et juste avant que mon nom ne soit appelé, j’avais prévu enlever mes souliers pour mettre les mocassins de ma grand-mère Annie, que j’avais gardés sous mon bras, sous la toge. Ma grand-mère Annie était là, ainsi que ma mère et mon père, et je leur avais dit de regarder mes pieds au moment où j’irais chercher mon diplôme, ils sauraient ainsi que sous la toge, je portais la robe.

J’étais assise et j’écoutais l’appel des noms, suivi des applaudissements et des flashs des appareils photos marquant le passage de chaque diplômé. J’avais encore du temps avant que mon nom – Mary Stands Alone, fille de Pearline et d’Alex Stands Alone – ne soit appelé, j’ai donc glissé ma main droite sous la toge et j’ai tenu l’amulette ornée de plumes et de perles qui pendait à mon cou. J’ai ensuite commencé à caresser les centaines de dents de wapiti cousues sur le lainage bleu nuit, je sentais chacune des rangées de dents polies et lisses qui s’étendaient du cou jusqu’à la taille. Je pouvais imaginer la fierté que mon arrière-arrière-grand-mère Appanii avait eue à porter sa robe.

Ma grand-mère m’a dit qu’Appanii avait donné sa robe à sa fille Sikotan à son retour du pensionnat. Pour une femme, la robe à dents de wapiti était un symbole de réussite et du statut social. Plus il y avait de dents, plus la réussite était grande. Et la robe en comptait des centaines. Mon arrière-grand-mère Sikotan a été la première personne de ma famille à fréquenter un pensionnat et la première à parler l’anglais. Ma grand-mère m’a dit que sa mère devait porter la robe à l’Okan, la danse du soleil, cet été-là où elle était gardée secrètement. Mais quand ma mère est revenue du pensionnat, elle a refusé de porter la robe. Pis encore, elle ne portait plus l’amulette qu’elle avait au cou depuis sa naissance, on la lui avait confisquée au pensionnat.

Ma grand-mère m’a dit que sa mère Sikotan était devenue une fervente catholique. La robe qu’Appanii avait voulu lui donner et l’amulette qu’elle avait portée au cou toute sa vie avaient perdu toute valeur pour elle, compte tenu de sa nouvelle foi et de sa nouvelle éducation.

Ma mère m’a dit que lorsqu’elle a découvert la robe à dents de wapiti au musée Glenbow, il y a vingt-cinq ans, elle a également trouvé l’amulette au cordon de bébé de Sikotan dans un boîtier qui en contenait une douzaine d’autres. La robe et l’amulette étaient toutes deux marquées au nom anglais de Sikotan : Mary Theresa Crying Head. Lorsque ma mère a pressé l’amulette entre ses doigts, elle a pu sentir le cordon ombilical de sa grand-mère et de son arrière-grand-mère toujours à l’intérieur.

Ma mère était aide-infirmière à l’hôpital indien de Cardston à l’époque. Elle s’est rendue au musée car elle devait accompagner des aînés qu’on y emmenait pour donner aux conservateurs de l’information sur les artéfacts pieds-noirs. Elle m’a dit que la salle d’entreposage était un labyrinthe d’armoires couvrant les murs et remplies à ras bord des effets personnels de nos gens. Ma mère de même que les autres personnes accompagnant des aînés restaient immobiles et silencieuses à mesure que les conservateurs ouvraient les armoires, les unes après les autres. Elles ont vu des hochets, des sifflets, des coiffures et vêtements de cérémonie, des boucliers, des pipes et des ballots. Chacune des armoires dévoilait un peu plus de l’histoire des Kainai : vêtements d’enfants, vêtements d’hommes, poupées, armes, mocassins, tipis, peaux illustrées d’histoires, comptes des hivers, et ainsi de suite. Ma mère a demandé aux conservateurs où étaient conservées les robes à dents de wapiti. Elle m’a dit que lorsqu’elle s’est approchée des armoires qui contenaient toutes ces robes de femmes, en compagnie de l’un d’eux, les portes étaient déjà ouvertes. La robe de Sikotan y était, dans le premier tiroir qu’elle a ouvert.

Ma mère se tenait debout près de la robe; elle a enlevé ses gants blancs, dont le port était obligatoire dans la section des collections du musée, et elle a commencé à compter les dents de wapiti, laissant courir ses doigts sur les coutures. Elle aurait tellement voulu mettre la robe, la ramener chez elle. Elle a trouvé plusieurs longues mèches de cheveux gris dans les attaches des dents de wapiti et elle les a délicatement insérées dans l’un de ses gants avant de glisser ses gants dans sa poche.

Une aînée a crié qu’on avait trouvé son amulette au cordon de bébé et ma mère s’est rendue à ses côtés. Dans une longue boîte rectangulaire se trouvaient une douzaine d’amulettes; l’une était de nouveau au cou de sa propriétaire. L’aînée qui l’avait trouvée a commencé à sortir les autres amulettes et à lire les noms figurant sur quelques-unes d’entre elles. L’un de ces noms, Mary Theresa Wells, était le nom anglais de mon arrière-grand-mère Sikotan.

Ma mère m’a dit qu’elle est retournée à l’armoire qui abritait la robe de sa grand-mère. Il y avait une étiquette à côté de la robe, et elle l’a retournée. Le nom de la propriétaire de la robe, Mary Theresa Wells, y était inscrit, ainsi que celui de la personne qui l’avait vendue au musée, Annie Crying Wolf.

On allait bientôt appeler mon nom. J’ai pris les mocassins de ma grand-mère Annie que je tenais sous mes bras et les ai déposés par terre. J’ai enlevé mes souliers avec mes pieds et je me suis penchée pour enfiler les mocassins. « Mary Stands Alone », a-t-on appelé et je me suis levée. J’ai marché jusqu’à l’estrade, les dents de wapiti cliquaient les unes contre les autres sous ma toge, à chacun de mes pas. J’entendais les applaudissements et sentais les flashs des appareils photos qui provenaient du fond de l’auditorium où ma mère et mon père étaient assis. J’ai monté les sept marches et j’ai regardé la rectrice de l’université de Calgary, qui m’attendait de l’autre côté de l’estrade pour me remettre mon diplôme. Je me suis arrêtée et suis demeurée immobile un moment.

C’est ma grand-mère Annie qui a vendu la robe au musée. Une décision qu’elle n’a jamais cessé de regretter, m’a-t-elle dit et répété. Mais une décision qu’elle a dû prendre à ce moment-là de sa vie. Elle venait de sortir du pensionnat, sa mère Sikotan et sa grand-mère Appanii étaient mortes. Elle avait épousé mon grand-père John Crying Wolf à 16 ans. Elle avait hérité de la robe à dents de wapiti de Sikotan et avait dit qu’elle la porterait dans la maison, tout le temps.

À cette époque, ma grand-mère disait qu’il y avait plus de pauvreté que maintenant, plus de pauvreté et de désespoir. Avec quatre enfants et un autre en chemin, ma grand-mère et mon grand-père ont commencé à vendre les quelques biens de valeur qu’ils possédaient : du bétail, de l’équipement agricole, des meubles et la robe à dents de wapiti de Sikotan.

C’est le prêtre de St. Mary et un enseignant qui ont amené les hommes du musée chez mes grands-parents, dans leur tournée de la réserve. Ces messieurs étaient à la recherche d’objets à exposer au musée de Banff où ils travaillaient. Ma grand-mère portait la robe quand elle leur a servi un peu de nourriture et du thé. Ils l’on vue et lui ont offert 70 $ pour la robe. Ma grand-mère a dit que ces 70 $ qu’elle a acceptés allaient leur permettre de se nourrir pendant deux mois d’hiver.

Ma mère n’a pas quitté le musée les mains vides. Ni elle ni l’autre personne qui avait retrouvé son amulette ne serait repartie sans la prendre avec elle. Nous étions en 1988 et le musée s’apprêtait à faire sa plus importante exposition d’artéfacts autochtones pour les Jeux olympiques de Calgary. Tous les aînés qui étaient avec ma mère étaient contrariés, fâchés de ce qu’ils devaient laisser derrière eux et ils ont tous refusé de partir sans les deux amulettes. J’imagine que les conservateurs les ont laissé faire pour éviter de créer une polémique à l’ouverture de l’exposition. Tout le groupe est donc parti : ma mère avec l’amulette de Sikotan autour du cou et les autres, déterminés à récupérer tous les effets de nos ancêtres.

J’avais l’impression d’être debout en haut des marches depuis une éternité, mais je n’y étais que depuis quelques secondes. Il m’a fallu très peu de temps pour me décider. J’ai enlevé ma toge pourpre en la faisant passer par-dessus ma tête. Du coup, les applaudissements ont cessé; j’ai pu entendre des gens parler, d’autres ricaner. J’ai suspendu la toge sur mon bras droit, face à moi, et j’ai continué d’avancer sur l’estrade. Je me suis placée à côté de la rectrice pour recevoir mon diplôme. Je l’ai pris de ses mains alors qu’elle me faisait un petit sourire poli. Je portais la robe à dents de wapiti familiale, mais pas celle qui avait été faite pour mon arrière-grand-mère Sikotan, celle-là était toujours enfermée dans les armoires du musée. Je portais plutôt la robe à dents de wapiti que ma mère et ma grand-mère avaient passé l’année à confectionner. Ce que je portais et qui avait véritablement appartenu à mon arrière-grand-mère Sikotan était l’amulette au cordon de bébé. À l’intérieur, le cordon ombilical d’Appanii et de Sikotan, pour que les liens mère-fille demeurent solides.

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