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Arts & Récits Autochtones - Les trois frères

Les trois frères

2014 - Lauréat de récits

Seul le lever du soleil pourra mettre fin à notre joie festive. Pouvez-vous déjà r’nifler l’odeur de ce bannock frais? Il est fait avec peu d'ingrédients, mais l’amour qu’il contient peut nourrir notre peuple en entier.

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Réjean Belcourt

Gatineau, QC
Métis Nation of Ontario (MNO)
Âge 27

Une note d'auteur

Je suis Métis et j’en suis fier. On me demande souvent : « Ta descendance métisse remonte à combien de générations? » Comment expliquer le fait que mes deux parents sont citoyens Métis mais que mes grands-parents ne le sont pas? Suis-je donc un Métis de première génération ou pas Métis du tout? Contrairement aux Premières Nations, il n’existe pas un compte générationnel pour être Métis.
Au Canada comme partout ailleurs, les autochtones sont souvent mal compris. Je suis membre de la nation des Métis et non une personne métisse; je suis autochtone et non membre des Premières Nations. J’essaye encore de comprendre qui je suis même si mon peuple a été condamné par le gouvernement voilà plus de 100 ans passés. Depuis ma naissance en 1986, les Métis recommencent à retrouver leurs racines. L’arbre est peut-être tombé, mais les racines sont toujours là. Il est impossible pour moi de vivre comme vivaient mes ancêtres. Ceci ne veut cependant pas dire que je ne peux pas découvrir et apprécier qui étaient mes ancêtres et leur mode de vie.
Je vous propose une création littéraire qui met en scène trois générations de Métis. Trois frères Métis qui ont vécu trois différentes réalités à trois différentes époques. Un peu comme les trois sœurs (courge, maïs et haricot) de la tradition agricole des Ouendats chaque réalité est interdépendante l’une de l’autre. Tous les Métis sont mes frères et mes sœurs indépendamment de la place qu’ils occupent dans notre arbre généalogique ou de leur cheminement personnel.
J’espère que mon texte pourra vous transporter en vous faisant voyager en canot, en train ou en avion. Peu importe le moyen de transport que vous choisissez, c’est l’aventure et l’expérience que vous vivez lors de votre périple qui importe réellement.
Miigwetch et bonne lecture,
Réjean Belcourt

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Les trois frères

Le canot

« Pagayez, pagayez mes frères! »  J’entends les cordes de nos violons vibrer à l’horizon. Les plus belles femmes du pays nous attendent à bras ouverts. C’est avec l’aide de cette douce brise d’automne qu’elles nous feront chanter nos exploits et danser nos gigues préférées jusqu’aux p’tites heures du matin. Seul le lever du soleil pourra mettre fin à notre joie festive. Pouvez-vous déjà r’nifler l’odeur de ce bannock frais? Il est fait avec peu d'ingrédients, mais l’amour qu’il contient peut nourrir notre peuple en entier.

Depuis deux semaines, notre canot s’est rempli de fourrures et nos visages ont fait place à une p’tite forêt barbue. Notre voyage de chasse a été des plus fructueux. Si la Compagnie de la Baie d’Hudson continue à payer de tels prix, c’est nous qui serons riches dans l’temps de l’dire.   Retroussons nos manches, serrons nos ceintures fléchées, car à soir, nous célébrons !

Tout au long des Grands Lacs, jusqu’au bout d’la Rivière Rouge et à travers les plaines, les Half Breeds[1] sont mes frères. Cependant, en communauté, deux ou plus Half Breeds qui se réunissent font de nous des Thoroughbreds[2].    Ici, nous sommes des hommes de la terre et des hommes du pays. Nous sommes le produit de l’amour impossible entre les plus forts des voyageurs et les plus belles des sauvagesses[3].

Frères de sang, ce sont nos canots qui nous guident sur les cours d’eau, la source de notre mode de vie. Nous voyageons à travers ce Nouveau Monde en observant les saisons, en remerciant la terre et en écoutant les rochers nous raconter des histoires, nous raconter notre histoire.

Le train

« Tout l’monde à bord ! – Destination Toronto ! »  Depuis la création du Dominion du Canada[4] et l’arrivée du Canadien Pacifique, nous avons tout perdu. On nous a volé nos terres pour les redistribuer de façon inéquitable. On nous a chassés de nos maisons comme on chasse le p’tit gibier de son trou. On nous a même demandé d’arrêter de penser comme des sauvages, car notre langue était trop belle et notre culture trop vive.

Montons mes frères à bord de ce train maudit. Cet engin à vapeur, symbole de la puissance du Dominion qui nous a apporté que souffrance et malheur. Si nous étions du charbon, nous serions certainement lancés dans le feu sans hésitation et transformés en cendre sans valeur. En quittant nos terres, nos lacs et nos rivières, ce chemin de fer promet de nous transporter vers de nouveaux horizons. C’est sur cette page blanche que d’autres dicteront notre histoire. Après tout, l’histoire n’est pas écrite par les perdants.

Croyez-vous qu’à Toronto, quiconque se doutera que nous sommes des êtres de demi-race? Devons-nous nous adapter pour survivre?  Y a-t-il encore de la place pour les hommes de la terre dans ce pays? Afin de nous tailler une place, nous devons devenir des hommes de ce pays et oublier notre statut de roi des cours d’eau, de nos forêts et de nos terres ?

En quittant notre chez-nous, notre âme, notre culture et notre langue, j’entends dans le vent le sifflement des dernières notes de nos archets pleurer notre départ. Ceux-ci se font rapidement remplacer par le long sifflement du train criant; tchooooouuuuuuuu, tchoooooooooooouuuuuuuuuu…

En pleurant mon départ, je vois filer mon passé, j’oublie le présent et je tente d’imaginer, à travers mes larmes et mes sanglots, un avenir qui me permettra de retrouver mes sœurs et mes frères.

L’avion

« Prêt pour le décollage » annonce le pilote. Je fais appel à vous, mes frères. Depuis maintenant plus de cent ans, nous dormons.[5] Réveillons-nous ! Sortons nos violons !  Réapprenons à parler, à chasser, à danser et à vivre comme nos ancêtres !  Reprenons racine là ou l’arbre a été déraciné. Nous pouvons encore être fiers de qui nous étions, de qui nous sommes, mais aussi de qui nous deviendrons.

Partons en canot, partons en train, partons en avion et découvrons ce Nouveau Monde. Ne nous laissons pas limiter par notre passé. Nous sommes les rejetons de l’amour impossible entre les plus forts des voyageurs et les plus belles des sauvagesses. Nous sommes les descendants du peuple Métis. Nous sommes Métis !

Depuis cent ans, on nous a opprimés. Les Métis ont toujours été reconnus pour leurs prouesses physiques et leurs talents de voyageurs, mais, aujourd’hui, c’est notre force mentale et notre capacité à s’adapter qui nous rendent des êtres redoutables. N’oublions jamais notre passé. Nous sommes aujourd’hui plus forts et futés que jamais. Travaillons à construire l’avenir en élargissant nos horizons. Apprenons de nos erreurs et des erreurs des autres afin de partir en voyage à travers les continents en étant à l’aise chez nous. La neige, le froid, la chaleur, le vent, les lacs, les rivières, les montagnes et les prairies ne nous ont jamais arrêtés dans notre cheminement et nos déplacements, pourquoi donc s’immobiliser maintenant?

Notre pays et notre Terre ont changé et nous avons changé avec eux. Nous pouvons aujourd’hui partir pour de nouveaux horizons, découvrir ce pays, ce continent et même ce monde. Partageons notre culture, notre musique et notre art. Comme nos ancêtres savaient si bien le faire, allons suivre le courant de la rivière afin de découvrir ce qui n’a jamais été vu et de faire ce qui n’a jamais été accompli.

Aujourd’hui, nous pouvons embarquer dans cet avion afin d’entendre vibrer plus fort que jamais les cordes de nos violons. Sur ces cordes parfois rouillées et parfois désaccordées, nous danserons toujours les joies et les malheurs de notre peuple. Après tout, nos enfants seront Métis et les enfants de nos enfants le seront aussi.



[1] Terme utiliser pour décrire les Métis voulant dire sang mêlé

[2] Traduction : De pure race

[3] Terme historique désignant les femmes de Premières Nations

[4] Nom du Canada lors de sa création en 1867

[5] Mon peuple dormira pendant cent ans. Lorsqu'il s'éveillera, ce seront les artistes qui lui rendront son âme. » (citation attribuée à Louis Riel)

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