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Arts & Récits Autochtones - Jusqu’au bout

Jusqu’au bout

2006 - Lauréat de récits

La chaleur lui montait au visage et il rougit de bonheur à l’idée qu’il avait réussi à se rendre jusqu’ici, à Genève, après tout ce temps, et que ses efforts allaient peut-être enfin aboutir à quelque chose. Une nation, il le savait, c’était bien plus qu’un mot. Une nation devait être portée par les siens, dans leur coeur et dans leur esprit, et beaucoup de leurs espoirs reposaient sur lui.

Lisez l’histoire de Sara General

Sara General

Ohsweken, ON
Mohawk
Âge 25

Une note d'auteur

Il y a plusieurs moments de l’histoire des Six-Nations dont diverses formes d’art devraient s’inspirer, notamment la littérature, pour s’assurer qu’ils ne tombent pas dans l’oubli et que l’on continue de les célébrer comme des piliers de notre culture. J’ai choisi cet événement particulier de notre histoire, à savoir l’appel du chef Deskaheh à la Société des Nations, pour un certain nombre de raisons. D’abord, parce qu’il a inspiré les nations indigènes du monde entier, ensuite, parce que c’est un catalyseur idéal pour parler d’autres périodes importantes de l’histoire des Haudenosaunee ainsi que de notre situation actuelle.
Quiconque est attentif à la situation des Six-Nations en ce mois de mai 2006 réalise que l’histoire est maintenant la seule voie possible pour trouver un règlement aux conflits en cours. La situation politique des Six-Nations n’est pas si différente de ce qu’elle était au milieu des années 1920. Au moins deux systèmes politiques sont en place aux Six-Nations, et l’un est en vigueur depuis 1924 (c’est le seul reconnu par le gouvernement canadien). Des universitaires croient que le Conseil élu a été imposé par Duncan Campbell Scott pour discréditer la position du chef Deskaheh en politique internationale, alors que d’autres prétendent que c’est une idée de la Confédération pour mettre fin à la corruption. Des documents historiques tels que la Proclamation royale de 1763, l’Acte de Haldimand et les documents subséquents de Jarvis et de Simcoe sont également révisés et distribués.
Ces documents sont pertinents, certes, mais je crois qu’il faudrait les utiliser pour faire un compte rendu historique dans le cadre de projets de recherche pédagogique pour mieux comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle. Il faut une certaine expertise pour arriver à comprendre les documents juridiques. Le compte rendu devra faire consensus au sein des parties concernées. Dans ce sens, il est de la plus haute importance que l’on examine de près l’histoire des Autochtones au Canada, puis que l’on intègre cette matière aux programmes scolaires si l’on veut régler les conflits territoriaux de manière respectueuse et en temps opportun.
Le défi est réel, et il n’est pas impossible à surmonter. C’est d’ailleurs une recommandation que l’on retrouve dans diverses études, notamment dans le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), et c’est pour répondre à ce besoin que j’ai élaboré ma nouvelle. L’éducation est le meilleur outil dont nous disposions, non seulement sur le plan politique, mais sur le plan traditionnel, car la survie de nos traditions est possible si nous pouvons préserver nos langues. La plupart d’entre nous sommes prêts à aller jusqu’au bout, comme Deskaheh l’a fait, et j’ai bon espoir que l’on pourra le faire de manière pacifique et rationnelle, quel que soit le temps que ça prendra.

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Jusqu’au bout

« Êtes-vous certain? » Sa voix trembla.

Decker acquiesça, et son visage afficha un sourire. Deskaheh se détourna de lui et regarda la ville, au dehors, le reflet de la lune dans les fenêtres des maisons silencieuses.

La chaleur lui montait au visage et il rougit de bonheur à l’idée qu’il avait réussi à se rendre jusqu’ici, à Genève, après tout ce temps, et que ses efforts allaient peut-être enfin aboutir à quelque chose. Une nation, il le savait, c’était bien plus qu’un mot. Une nation devait être portée par les siens, dans leur coeur et dans leur esprit, et beaucoup de leurs espoirs reposaient sur lui.

***

« Bonjour! Joyeux anniversaire, ma puce! »

Elle sourit d’un air las et prit place à table. On avait déjà déposé une carte d’anniversaire près de son couvert. Elle versa du café dans sa tasse et le regarda avec intérêt.

« Un an de plus, c’est la descente à partir de maintenant », l’avertit son père, en gardant les yeux rivés sur une pile de papiers.

« Oui, j’imagine que c’est ça… il y a quelque chose à l’intérieur… de l’argent? » dit-elle, en prenant la carte et en la palpant.

« Oui.. oui, c’est ça. » Sa mère plaisanta en arrivant avec une poêlée d’oeufs fumants; elle en versa dans son assiette.

Elle haussa les épaules et ouvrit la carte. Elle savait que ce n’était pas de l’argent mais feignait de le croire, c’était un sujet de plaisanterie entre eux depuis des années. Ses parents avaient pris l’habitude de noter les petits faits dignes d’intérêt s’étant déroulés à la date d’anniversaire de leurs enfants et d’en insérer un dans leurs cartes d’anniversaire. Une année, l’anniversaire de sa soeur est tombé le jour de la libération de Nelson Mandela. Elle les soupçonnait d’avoir mis cet élément d’information de côté jusqu’à ce qu’Anya soit assez grande pour pouvoir l’apprécier.

Elle parcourut la carte et les remercia, puis se mit à ouvrir la note qui l’accompagnait.

Le 4 septembre 1923

Le chef Deskaheh des Six-Nations présente « Le Peau-Rouge demande justice » au président de l’Assemblée de la Société des Nations, à Genève, en Suisse.

Elle prit une bouchée de ses oeufs et examina la note. « De quoi s’agit-il? dit-elle. Je n’ai jamais entendu parler de ça. »

Son père haussa les épaules et sa mère vint déposer des rôties près de son assiette. « Je ne sais pas. Ce que j’aurais voulu mettre dans ta carte cette année, c’est que c’était le dernier épisode de la saison des Joyeux Naufragés – mais c’est moi qui avais choisi le sujet l’an dernier. »

« Oh oui! Ce tableau mis aux enchères vers 1875 après avoir disparu pendant une centaine d’années. »

« Et quel était le portrait représenté? »

« Celui de Georgiana Spencer, ancêtre de la princesse Diana ». (Le visage de sa mère s’épanouit en un large sourire au nom de Diana). « C’est Adam Worth qui l’avait volé, ce qui est génial parce que c’est de lui dont on s’est inspiré pour créer Moriarty! »

« Qui est Moriarty? » demanda sa mère.

« L’ennemi juré de Sherlock Holmes, bien sûr! Mais de toute façon, je n’ai jamais entendu parler de celui-ci » dit-elle, regardant son père pour avoir une explication.

Son père sourit en tournant sa page. « Bien, maintenant tu sais. ? toi de découvrir de quoi il s’agit. »

***

Duncan Campbell Scott - LAC pa165842

La pièce s’était terriblement refroidie et pourtant le Ministre n’avait même pas donné un coup de tisonnier au feu. Sur son bureau s’empilaient des lettres, des cartes géographiques et des rapports. Il les feuilleta rapidement et sans ménagement.

« Ils ont appelé le Roi leur Seigneur, ils ont utilisé ces mots – tout est dans le langage qu’ils utilisent. Vous pouvez le faire, Duncan, tout est dans les mots qu’ils utilisent et dans la manière dont vous les présentez. Si vous les présentez de la bonne manière, ça réussira… » murmura-t-il. Il répéta ces mots inlassablement. La porte s’ouvrit avec un grincement et il leva les yeux, surpris.

« Bonsoir, Monsieur le Ministre. Je suis simplement venu mettre un peu d’ordre mais si vous n’avez pas terminé, je m’occupe seulement du feu et je repars. Je ne vous dérangerai pas. » Le personnel du soir avait déjà pris la relève, ce qui devait signifier que chacun était rentré chez soi depuis des heures.

« Pas du tout, M. Evans » répondit-il sèchement et il retourna à son travail.

M. Evans ajouta plusieurs brassées de bois et tisonna le feu. « Vous travaillez tard ce soir, Monsieur le Ministre? »

« Effectivement. » Il regarda l’horloge et se tourna vers la fenêtre en soupirant.

« Et tous les soirs, murmura-t-il, jusqu’à ce que nous ayons cette situation bien en main On ne peut pas, on ne peut tout simplement pas de le laisser demeurer ici. Il faut le faire tomber, mais comment? » Il se frotta le front, en pensant aux options qui s’offraient à lui.

« Je voudrais seulement vous dire, monsieur, que ma femme et moi, nous avons lu votre dernier poème. Et elle a été touchée, monsieur, par votre expérience avec les Indiens. C’est tout un honneur que vous leur faites, M. Scott. »

« Mmm… plutôt. »

***

Louise rentra chez elle, sortit des papiers de son sac et les jeta par terre.

« J’avais pensé que vous me feriez un « joyeux » anniversaire, hum? » lança-t-elle d’un ton accusateur, en jetant les papiers sur le bureau de son père.

« Ne dis pas de sottises. J’ai cru que tu serais contente du lien. » Il leva les yeux, surpris.

« Non, mais s’il te plaît! Comment pourrais-je l’être? Tout cela n’a servi à rien, non? Deskaheh est resté là-bas un an, et pour quoi? Pour se faire dire que les affaires de sa nation étaient du ressort du Canada. Et tu sais qu’il est mort peu après. »

« Louise, s’il te plaît… »

« Et non seulement est-il mort – aux États-Unis par ailleurs, car il ne pouvait pas même revenir – mais pendant tout le temps qu’il a passé là-bas, ce Duncan Campbell Scott n’a jamais cessé de discréditer tout ce qu’il faisait. »

« Oui, mais… »

« Cette homme a été ministre des Affaires indiennes pendant à peu près 50 ans! Comment un être aussi cruel a-t-il pu demeurer à ce poste aussi longtemps! Il était terrible, il a élaboré le régime des pensionnats avec ce Ryerson. Il a même écrit des poèmes! Ha! As-tu lu ses poèmes? » Elle s’arrêta pour reprendre son souffle.

« Oui, ils sont… »

« De la propagande, voilà ce que c’est! fit-elle, ayant repris son souffle. Et je ne parlerai même pas du conseil élu! » Elle s’arrêta net et regarda le sol, pleinement consciente que toute la frustration que ces recherches lui avait apportée n’avait rien à voir avec son père.

Sentant sa culpabilité, il lui sourit et lui fit signe de s’asseoir.

« Ah! Ça fait du bien de se mettre un peu en colère de temps en temps. Mais il ne faut pas que ça dure. On ne peut rien accomplir dans cet état. Tu as raison toutefois, du moins en partie. Nous sommes arrivés sur ce territoire en 1785, après que la Confédération ait affiché une divergence d’opinion sur le parti à soutenir pendant la guerre, celui des Américains ou celui des Britanniques. Nous avons cédé des terres pour avoir de l’argent pour vivre. Certains disent que non. Ils ne peuvent tout simplement pas comprendre. Dans certains cas, ils ont raison, il y a eu fraude. Mais je peux imaginer que la chasse n’a pas toujours été bonne, et qu’il a fallu faire quelque chose pour nourrir nos familles. Notre mode de vie se transformait. Des décisions ont été prises, Louise, des gestes ont été posés. Nous étions influencés par les Européens sur certains points, et sur d’autres, non. Tout cela s’est produit avant même que Deskaheh ne se rende à la Société des Nations insister pour dire que nous étions en difficulté et que nous devions chercher à nous en sortir en usant de nos propres moyens. »

Il dit tout cela sur un ton très calme.

Louise fixa le sol. « Je comprends que la lecture de l’histoire est partiale. Je comprends qu’il faut qu’il existe une certaine forme de consensus autour de ce qui s’est réellement passé et sur la manière dont on doit traiter de tout ça maintenant, ce que je ne comprends pas toutefois, c’est pourquoi je n’ai jamais entendu parler de cette histoire auparavant. Jamais. »

« Parce qu’ils n’enseignent pas ces choses-là dans les écoles, Louise. Et ils devraient. On peut faire beaucoup de choses insensées quand on ne comprend pas tous les faits en cause. Imagine un peu si le feu rouge n’avait pas la même signification pour tout le monde? Je suis sûr que certains de tes amis ne comprennent pas ce qui fait de toi une personne des Premières Nations. »

Elle acquiesça. « Et je ne connaissais pas suffisamment cette histoire pour la leur expliquer. »

« C’est vrai. Mais ce n’est pas ta seule responsabilité. Bien que tu en aies une part, comprends-moi bien. Si tu veux une nation de gens compréhensifs, qui ne se comportent pas de manière raciste ou discriminatoire, tu dois forcément leur fournir les outils pour vivre de cette manière. Et, je n’ai pas vraiment besoin de te faire remarquer que ce que ça signifie, c’est que tu dois parler beaucoup plus d’histoire que ce que tu en apprends à l’heure actuelle. »

Elle acquiesça de nouveau. Il lui sourit. « Je n’ai pas choisi ce fait historique pour gâcher ton anniversaire. Je crois que d’être allé jusqu’à la Société des Nations en 1923 est déjà un événement assez remarquable en soi. Une première en activisme international pour les nôtres. J’ai toujours aimé penser que nous étions la première société des nations, tu sais. Six nations indépendantes qui font la paix après avoir été en guerre si longtemps. Nous avons réussi à faire régner le « bon esprit » entre nous, et ce n’est pas rien, il me semble. Aurais-tu préféré que je laisse ta mère choisir » Les Joyeux Naufragés »?

Elle sourit. « Non, c’est bien comme ça. Maintenant où est mon véritable cadeau? »

***

J’ai appris ce jour-là qu’il faut une bonne dose de courage pour admettre que son peuple est faible sans pour autant tout abandonner. J’ai été le témoin direct des conséquences que des années d’oppression ont pu avoir sur les miens. Cette situation en a fait des victimes, mais aussi des agresseurs, ce qui, j’imagine, est assez caractéristique d’un certain modèle de comportement violent.

Quelques mois après cet anniversaire, une dispute territoriale sur ma réserve nous a plongés dans le passé pour y contempler deux cents ans d’histoire. Nous nous sommes alors retrouvés divisés sur notre interprétation du passé. Certains d’entre nous ne sont pas toujours capables de faire preuve d’un « bon esprit ». Et leur colère a révélé des siècles de blessures accumulées, et beaucoup de cette colère, mal dirigée, s’est avérée purement et simplement inutile. Cette situation a également eu des effets sur nos voisins non-Autochtones, effets qui n’ont été ni totalement néfastes ni totalement favorables. Mais ça me rend malade de penser que cette information est là depuis des années et que personne ne s’en sert. Il serait tellement plus facile de régler nos différends si chacun connaissait les faits. Parce que nous nous disputons sur notre interprétation de l’histoire non seulement avec le gouvernement, mais entre nous. Ça me rappelle « Question Period ».

Ce que j’ai trouvé particulièrement difficile a été de voir tout le monde se ruer pour obtenir l’information, pour trouver le passage dangereux, le document déterminant qui nous permettrait de réaliser ce que nous avons toujours cherché à bâtir : un avenir où nos enfants pourraient parler leur langue, où les maisons longues feraient salle comble à chaque cérémonie, pas seulement aux plus importantes, et où personne ne remettrait en question son identité de Haudenosaunee. Car chacun sait qu’il est de cette nation et sent qu’il appartient à cette nation. Ce sera difficile parce que nous avons adopté beaucoup de coutumes qui ne sont pas les nôtres, qui émanent d’un autre mode de pensée que le nôtre – et je ne suis pas certaine que nous soyons prêts à y renoncer.

Nous sommes pris entre ces deux modes de pensée depuis assez longtemps – Deskaheh le savait. Debout, ici, près de la Grand River, en pensant à ce qu’elle a dû être dans son temps – mille fois plus propre, sans doute – je me demande s’il pourrait nourrir aujourd’hui les espoirs qu’il avait alors. Nous possédions toujours nos langues à son époque – nous avions toujours une chance dans ce sens-là. Mais notre unique chance aujourd’hui, c’est d’accepter ce qui a été fait et de décider de ce que nous voulons faire de notre avenir, de ce que nous pouvons sauvegarder et de la manière dont nous pourrons parvenir à nos fins ensemble.

On dit que Deskaheh est mort d’avoir eu le coeur brisé, que son rêve de liberté et de souveraineté brillait toujours dans ses yeux. Mais les rêves ne meurent pas avec nous, et le pouvoir d’une nation ne s’envole pas avec la disparition d’un de ses leaders. Il ne s’éteint pas parce que des frontières sont redessinées. C’est un phénomène en constante mutation, transporté par les coeurs et par les esprits de son peuple. Par des hommes et des femmes épris de paix et animés d’un bon esprit, qui se servent du langage pour communiquer et non pour blesser, qui font naître des idées et non des conflits, qui choisissent la vie et non la survie. Tant qu’il y aura une chance, une seule, de réaliser un tel rêve, je pense que je pourrai y croire parce que ce n’est pas un rêve qu’il me faudra réaliser seule, les premiers qui l’ont caressé étant disparus depuis longtemps déjà.

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